L’escargot ne recule jamais
Je ne me rappelle plus comment je suis tombée sur cette citation d’Alexandre Vialatte, mais sur le moment, elle m’a proprement secouée à des niveaux inconscients qui voulaient avoir leur mot à dire, mais n’ont pu que m’attraper par les tripes pour essayer de faire passer le message. La citation complète est « l’escargot est naturellement héroïque : l’escargot ne recule jamais ».
Il y a beaucoup de choses sous cette petite phrase.
J’ai toujours pensé que la vulnérabilité, c’est à dire notre envie de ne pas porter de masque, d’armure, notre envie de nous livrer sans nous farder, était notre plus grande force. Car c’est dans cet état d’authenticité complète que l’on est aussi complètement détendu, complètement droit dans ses bottes. On ne fait pas semblant. On ne plie pas le genou devant l’opinion ou les diktats d’autrui. L’escargot, il n’a que sa fine coquille, facilement écrasable d’un coup de talon, pour le protéger. Ce n’est pas un tatou, ce n’est même pas un hérisson. Il est tout mou, et une grive le cassera sur une pierre d’un coup de bec. Mais lâchez-le dans vos fraisiers et vous allez voir ce qu’il va en faire.
À une époque où tout va vite, on ne sait plus persévérer. Ce n’est pas une critique amère de vieux papi qui dirait « tout fout le camp », c’est normal neurologiquement : on apprend en observant son environnement, comme une éponge qui absorbe peu à peu l’humidité autour d’elle. On reçoit nos commandes Amazon en quelques jours (je me rappelle le colis tant attendu des 3 Suisses qui mettait trois bonnes semaines -quand tout allait bien- pour être livré dans notre boite aux lettres, avec des frais de port pas piqués des hannetons), on apprend à utiliser un réseau social en quelques minutes et les technologies se périment en trois ou quatre ans. Même l’école calibre en combien de temps on doit faire nos apprentissages les plus basiques, comme la lecture et l’écriture. Et si on redouble, aïe, cela veut dire qu’il y a un problème.
Mais notre évolution intérieure, nos prises de conscience, la dissolution progressive de nos schémas et de nos peurs n’ont pas de date théorique de livraison. C’est comme une route qui se déplie sous nos pieds, une seule brique à la fois. Et certaines choses sont littéralement bloquées dans notre vie tant que la prise de conscience n’est pas faite. Et aucun effort de notre mental pour contourner ne fonctionne.
C’est l’histoire que raconte une autrice que j’aime beaucoup, Tosha Silver, qui voulait quitter son travail d’astrologue téléphonique pour écrire des livres et enseigner le lâcher-prise, et dont chaque tentative pour changer de métier a lamentablement échoué pendant cinq ans parce qu’intérieurement, elle n’était pas prête. Elle a pesté à tous les diables, elle a fait tout ce qu’elle a pu pour accélérer le processus, mais aucun client ne s’inscrivait à ses stages tant qu’elle n’a pas embrassé son propre discours… En lâchant prise du calendrier qu’elle estimait le bon pour laisser les choses se faire organiquement, lui montrer ce qu’elle devait faire et quand pour nourrir le changement. Quand elle a été enfin prête, de son propre aveu, tout a quasiment basculé du jour au lendemain, il n’y a eu aucun effort particulier à faire : l’avalanche était prête.
Simplement connaître ce principe nous enlève un poids énorme au quotidien : il y a certaines choses qu’on ne peut pas accélérer. Tout ce qu’on a à faire, c’est continuer d’avancer, comme l’escargot. Si l’on garde l’oeil ouvert et que l’on prête attention à notre évolution, les bonnes étapes nous seront simplement montrées au bon moment. Ou plutôt, nous nous en rendrons compte par nous-même. Nous sommes partie prenante de notre voyage : il est tel qu’il est parce que nous sommes tels que nous sommes.
J’ai toujours été quelqu’un qui voulait tout, tout de suite. Ma grand-mère, qui me montrait comment broder, m’a dit un jour « tu veux savoir sans avoir appris ». C’était vrai, et ça m’a joué bien des tours, dans tous les domaines de la vie. Combien de relations j’ai bousculées parce que je voyais leur potentiel, et je pensais pouvoir y avoir accès sans la construction lente et nécessaire des liens humains qui permettent d’accéder à ce potentiel ? Je ne les compte plus. Elles auraient pu être épanouies, et quand je ne les cassais pas, je leur faisais quelques bleus, dont elles avaient à se remettre.
Quand on visualise un certain but et qu’on s’arc-boute pour l’atteindre, tel qu’on le voit dans notre imagination, on ne laisse pas la vie nous aider à le construire, et on aboutit souvent à quelque chose de bancal et d’artificiel, parfois exactement conforme à ce qu’on avait en tête, mais qui nous laisse frustré.e parce qu’on a parcouru tout le chemin en retenant notre souffle, tendu.e et exigent.e. Parfois c’est mal fait ou inadapté, parce qu’on n’a pas voulu écouter les informations glanées sur le chemin qui auraient du co-façonner notre création. Honnêtement, c’est rarement satisfaisant.
L’escargot ne négocie pas avec le terrain : il franchit ce qu’il a à franchir, il fait un détour s’il ne peut pas passer. Il ne brûle pas les étapes. Il fait des pauses. Il s’arrête pour manger. Il met longtemps. Mais ce n’est pas grave. Chaque étape compte. Chaque mètre fait partie du voyage. Dans les temps morts et les attentes, il y a quelque chose qui grandit, qui ne le fait pas nécessairement dans l’action. Personne ne nous en parle, pourtant, c’est une partie essentielle du voyage.
Si vous vous sentez comme un escargot, en retard sur les autres, sachez que vous n’êtes pas seul.e et que dans beaucoup de cas, c’est que vous faites un apprentissage approfondi, soigneux, plus riche que celui de ceux qui volent à toute vitesse, parfois pour s’apercevoir que le succès se tarit sans explication. Quand on sait persévérer, on sait aussi se détendre et laisser ce qui est exister. Le but n’est pas d’arriver au plus vite sans suer une goutte et sans être décoiffé.e. Qui peut réellement faire cela, d’ailleurs ?
Le but, c’est un voyage qui a du sens, qui contient les détours et les épreuves dont on a besoin. On est façonné.e par la route, d’une certaine façon, on devient un petit peu la route. Dans son poème Good Advice For Someone Like Me (« bon conseil pour quelqu’un comme moi »), Leonard Cohen écrit « If you don’t become the ocean, you‘ll be seasick every day » : si vous ne devenez pas l’océan, vous aurez le mal de mer tous les jours. Pour pouvoir poser ses pieds, il faut le faire sur la route telle qu’elle est, nids de poules, ornières et tout le tralala.
Être un escargot, et ne jamais reculer.