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La discrète combustion du phénix
La discrète combustion du phénix

La discrète combustion du phénix

La discrète combustion du phénix

Photo prise par Laure Bornier, pendant le stage de l’HEMAC, à Dijon, en 2017, durant l’atelier de lutte française

Les choses les plus badass de votre vie que vous ferez, elles ne seront pas instragrammables et personne ne les verra.

C’est ce que je me suis dit en voyant, sur Instagram donc, la (belle) photo d’une AMHiste mince et grande, avec sa longue épée, en legging noir et brassière, dans un décors à couper le souffle digne de Zelda Breath of the Wild. Elle faisait des solo-drills (exercices de frappes et de déplacements qu’on peut faire sans partenaire) pour la caméra.

D’abord j’ai pensé « woah ». Puis « minute » : les vrais moments importants de la pratique des AMHE, c’est pas ça. 

Les vrais moments importants c’est ceux où, ruisselants, et tout aussi exténués que l’instructeur, par les 33º qui cognent sur la capitale, on va en cours. Quand même. On est suants, pas fiers, moches à voir, à poussivement faire notre sparring. Sans avoir l’air glorieux (ou même juste frais) une seule seconde.

Et le « moment important » de votre développement personnel (un mot tellement lisse, d’ailleurs, qu’on pourrait s’en servir pour repasser du linge) c’est probablement celui où, en larmes et en tas sur votre tapis de salon, ou un banc mouillé dans une rue, vous avez décidé, à bout de ressources et parce qu’il y avait rien d’autre à faire, de ne pas vous faire du mal cette fois. De ne pas attacher votre valeur à cette relation (catastrophique), ce Nième job (que vous venez de plaquer) ou ce projet qui portait tous vos rêves (et qui n’a pas marché).

C’est rien de shiny. C’est une combustion de phénix discrète, invisible, où, au lieu d’en mettre plein la vue à quelqu’un, vous avez décidé de prendre sur vos genoux le gosse perdu, confus, dépassé qui pleurait au fond de vous et de lui dire « c’est pas grave ». «Tu n’as pas à réussir des trucs pour que je t’aime et que je m’occupe de toi. On ne va pas utiliser ce travail/copain/projet comme prétexte pour se taper dessus. On est déçu.e.s et malheureux.se mais cette fois, il y a pas moyen que qu’on se traite comme du caca parce que c’est arrivé. On n’est pas là pour « faire joli ». La vie c’est compliqué. Viens, on fait un câlin. »

Cette combustion de phénix discrète, c’est la pierre de taille et le mortier de fondations fortes. C’est une estime de soi auto-portée qui n’a besoin de rien et de personne. On se traite bien (en tout cas, aussi bien que possible). Sans conditions. Sans marchandage. Et sans chantage. On ne se considère pas comme un animal de cirque dont l’unique fonction est de faire des pirouettes et d’épater la galerie sur commande.

À presque 40 ans, je réalise que j’ai porté toute ma vie une petite Elisa complètement prise à la gorge, écrasée par le devoir, l’obligation d’en mettre plein la vue. Et croyez-moi, il n’y avait rien d’enthousiasmant là-dedans. C’était de l’ordre de « sois impressionnante ou crève ». J’étais complètement à la merci de cette injonction, et je vivais avec la culpabilité permanente de ne pas en faire assez, d’offenser la face du monde par mes manques, mes lacunes, ma nullité.

Ce n’est pas le courage, ni une brillante décision de rébellion qui a amorcé ma guérison, mais le sourire discret, imperceptible, de mon propre épuisement. Il a fallu que je fasse un burn-out total et une dépression gravissime, pour que ce petit sourire doux, un peu triste, s’installe intérieurement et me chuchote « maintenant, tu arrêtes de courir ».

C’est ce petit sourire un peu maternel qui m’a encouragée quand, littéralement terrifiée, j’ai pris le risque d’arrêter peu à peu de jouer un rôle qui me servait de bouclier face à ma honte et ma culpabilité de ne pas être « assez ». C’eût été plus facile de continuer de fuir -en courant à toute blinde comme une désespérée- si la fatigue ne m’avait pas gentiment retenue par le poignet, et ne m’avait pas dit doucement « ça ne marche plus. On arrête. »

Faire face à ces gros monstres de la culpabilité et de la honte a été l’un de mes plus grands combats (mais on n’a pas encore parlé du combat avec la tristesse, alors je me réserve le droit de garder la plus haute place du podium pour lui, héhé, vous en entendrez parler, promis), réalisé quasi-entièrement dans l’ombre, là où personne ne pouvait le voir.

Ce combat, il s’est manifesté extérieurement par des choses aussi minuscules qu’oser passer à l’épée longue métal (on parlait d’AMHE plus haut) là où je ne pensais pas avoir la capacité de faire plus que de l’épée en mousse. Venir en cours, en ayant le trouillomètre à dix mille, et en « osant être nulle » (selon ma saboteuse en chef, qui aurait préféré que je ne fasse absolument rien où je risque de ne pas exceller, comme… vivre, haha). J’ai peu à peu arrêté de m’excuser tout le temps. J’ai décidé de ne plus parler aux gens qui ne vivent qu’à travers la compétition et la performance. J’ai arrêté des relations où je devais sans cesse convaincre l’autre de ma valeur… selon ses critères. J’ai silencieusement démissionné de mon poste d’animal de cirque dont l’unique fonction était de faire des pirouettes.

Et discrètement, sans fanfare, quelque chose comme de la force a commencé de se faire sentir. Pas une force bruyante et éclatante comme un feu d’artifice. Plutôt quelque chose de régulier et de très large, comme la marée. Des millions de tonnes d’eau qui montent calmement, et descendent tout aussi calmement, sans faire d’histoire. Mais capable de recouvrir et découvrir des kilomètres de plage et de décider quand les bateaux peuvent quitter le port.

La vraie force ne peut pas se montrer, mais elle s’exprime à travers tout ce que vous êtes et faites. Vous êtes pratiquement la seule personne à pouvoir en prendre pleinement la mesure, et à la côtoyer directement. Elle n’est pas shiny, mais elle est indéfectible.

Et quand vous commencez à la sentir, vous ne voudrez plus jamais l’échanger pour le pâle mirage que vous poursuiviez avant.